Un procès s'est tenu à Paris du 7 au 11 octobre 2024 contre le journaliste d'investigation et politologue Dr Charles Onana et son éditeur Damien Serieyx, accusés de négation du génocide tutsi pour le livre publié en 2019 sur l'Opération Turquoise, mission sous commandement français en 1994 et placée sous mandat de l'ONU.
Les parties plaignantes sont six ONG basées en France : Ibuka-France, Survie-France, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) et la Ligue des droits de l'homme, France (LDH).
Ceci est le quatrième article d'une série.
Tournons-nous vers les seize phrases choisies par les plaignants dans le livre d’Onana qui constituent la base de leur requête pour demander la condamnation de l’auteur Charles Onana et de son éditeur Damien Serieyx comme négationnistes du génocide des Tutsi, selon une nouvelle loi française sur la liberté de la presse.
Ignorant des recherches valides, l’exemple des deux chercheurs Américains
Phrase numéro un:
« Il est désormais établi que l’actuel régime de Kigali ne supporte pas les universitaires, les journalistes et les auteurs dont les travaux nuancent ou contredisent le dogme ou l’idéologie du « génocide des Tutsis ». L’arme de destruction massive qui a été trouvée pour disqualifier ou pour discréditer le travail des chercheurs américains est de les traiter de « révisionnistes » ou de « négationnistes » , un vocabulaire réservé en général aux auteurs qui nient l’Holocauste des Juifs et que certains veulent étendre abusivement et maladroitement à la tragédie rwandaise. Soyons clair, le conflit et les massacres du Rwanda n’ont rien à voir avec le génocide des Juifs ! Toute tentative de mariage forcé ou de comparaison entre ces deux événements distincts est abusive et déplacée. » (page 34)
Le ciblage par le gouvernement rwandais des universitaires ainsi que des auteurs en général est un fait bien connu aujourd’hui : l’enquête Forbidden Stories Rwanda Classified de mai 2024, travail de 50 journalistes de 17 médias établis dans 11 pays, révèle : « Dans les forums internationaux, les conférences et showrooms, le Rwanda met en avant la propreté de ses rues, son souci pour l’égalité des sexes et son environnement attractif sur le plan commercial. Mais derrière cette image brillante se cache une armée de lobbyistes, de trolls et d’agents prêts à salir toute opposition au régime.» Les journalistes citent Alexander Dukalskis, professeur associé au département de science politique et de relations internationales de l’Université de Dublin : « Imaginez un petit pays – aux ressources relativement faibles – qui s’en prendrait aux dissidents et aux critiques à l’étranger avec une forte mobilisation de moyens et de coordination logistique. » L’article cite également Michela Wrong et le harcèlement sévère qu’elle a subi de la part du gouvernement rwandais pour avoir écrit «Rwanda, Assassins sans frontières», un ouvrage critique sur le Front patriotique rwandais (FPR), parti de Kagame. Wrong en a écrit dans un article J’ai critiqué le dirigeant rwandais – maintenant je me réveille avec des insultes constantes sur Internet.
Forbidden stories mentionne également Charles Onana dans l’une de ses huit enquêtes :
D’autres universitaires de tous horizons et de toutes nationalités à travers le monde ont été accusés, pour n’en nommer que quelques-uns : co-auteur avec Noam Chomsky de Manufacturing Consent Edward S. Herman et David Peterson qui ont écrit en 2014 Enduring Lies: The Rwandan Genocide in the Propaganda Système 20 years later. Ils avaient été accusés de négationnisme et avaient même été empêchés de publier la réfutation de cette accusation ou leurs arguments dans les journaux britanniques les attaquant, ce dont ils ont ensuite parlé dans un article George Monbiot and the Guardian on “Genocide Denial” and “Revisionism” (George Monbiot et le Guardian sur le « négationnisme » et le « révisionnisme ») L'universitaire britannique Barrie Collins, pour ses travaux sur la violence politique au Rwanda, a été lui aussi accusé de négation du génocide des Tutsis. La liste est extrêmement longue d'universitaires réputés et de personnalités respectées que le régime de Kagame et ses soutiens accusent de négationnisme.
L'ambassadeur de Belgique au Rwanda, Johan Swinnen, venu témoigné en faveur de Charles Onana, a longuement parlé lors du procès des dangers de l'orthodoxie intellectuelle et de la banalisation du terme négationnisme. Il a vécu la descente aux enfers du Rwanda et connaît bien ce qui s'est passé de 1990 à 1994 dans ce pays. Il a réfuté l’accusation de négationnisme contre Onana, confirmant que le travail de recherche doit se poursuivre sur tous les crimes commis au Rwanda.
De nombreux témoignages de la défense au procès ont parlé du manque d'espace au Rwanda pour discuter librement du passé récent, un débat pourtant indispensable et souhaité par la majorité de la population.
Dans Bad News: Last Journalists in a Dictatorship, Anjan Sundaram, qui a enseigné le journalisme pendant cinq ans au Rwanda, « détaille comment ses étudiants finissent écrasés par le système, soit en promouvant ses messages orwelliens, soit derrière les barreaux s'ils refusent de se conformer », écrit le journaliste Ian Birrell dans le quotidien britannique The Guardian sur le livre. Il ajoute : « Les critiques sur les actions brutales de Kagame pendant le génocide sont réduites au silence. »
Cependant, les universitaires américains mentionnés dans la premier phrase attaqué du livre d'Onana sont Allan C. Stam, doyen de la Frank Batten School of Leadership and Public Policy de l'Université de Virginie, et professeur pour l'étude de la compréhension humaine au Mary Ann et Charles R. Walgreen, Professeur de sciences politiques à l'Université du Michigan, et enseignant-chercheur au Peace Research Institute d'Oslo (PRIO), Christian Davenport. Ces deux enseignants-chercheurs ont travaillé pendant dix ans sur le Rwanda. Ils ont procédé à une reconstruction de la violence politique qui s'est produite sur le terrain en collectant une grande variété de données.
Dans son livre, Onana cite un article de 2009 que ces deux universitaires ont co-écrit et qui s’intitule Que s’est-il réellement passé au Rwanda ? et met en exergue leur expérience professionnelle, leurs découvertes, ainsi que les mauvais traitements qu'ils ont subis: une campagne agressive visant à les qualifier de négationnistes du génocide a commencé après qu'ils ont été empêchés de donner une conférence à Kigali sur leurs recherches.
Onana déplore que leur travail rigoureux et détaillé sur les schémas de violence sur le terrain, révolutionnaire pour expliquer les événements, notamment à la lumière des nombreuses sources utilisées, soit totalement écarté des discussions académiques et jamais référencé.
Les chercheurs Christian Davenport et Allan C. Stam écrivent que « l’histoire acceptée des massacres de 1994 est incomplète et que toute la vérité – aussi gênante qu’elle puisse être pour le gouvernement rwandais – doit être révélée ». (1)
Quelques extraits supplémentaires de leur article :
« Notre travail nous a amené à conclure que la force d’invasion avait pour objectif principal la conquête et peu de respect pour la vie des Tutsis résidents. » (2)
« Les données révélées sur nos cartes concordaient avec les affirmations des FAR selon lesquelles elles auraient stoppé une grande partie des massacres si le FPR avait simplement mis un terme à son invasion. Cette conclusion va à l’encontre des affirmations de l’administration Kagame selon lesquelles le FPR a poursuivi son invasion pour mettre un terme aux massacres. »
« Ce qui complique les choses, c'est le déplacement qui a accompagné l'invasion du FPR. En 1994, environ 2 millions de citoyens rwandais sont devenus des réfugiés externes, 1 million à 2 millions sont devenus des réfugiés internes et environ 1 million ont fini par devenir victimes de la guerre civile et du génocide. »
« En évoquant la possibilité qu’en plus des méfaits des Hutu/FAR, le FPR soit impliqué, directement ou indirectement, dans de nombreux décès, nous sommes devenus, de fait, persona non grata au Rwanda et au TPIR. » Ils ont également écrit que « toute divergence par rapport à la sagesse commune était considérée comme une hérésie politique ».
« Alors que nous terminons le projet dix ans plus tard, nos opinions sont complètement en contradiction avec ce que nous croyions au départ, ainsi qu’avec ce qui passe pour les idées reçues sur ce qui s’est passé. (…) En raison de nos découvertes, nous avons été menacés par des membres du gouvernement rwandais et des individus du monde entier. Et nous avons été qualifiés de « négationnistes du génocide » tant dans la presse populaire que dans la communauté tutsie expatriée parce que nous avons refusé de dire que la seule forme de violence politique qui a eu lieu en 1994 était le génocide. Ce n’est pas le cas, et il est crucial de comprendre ce qui s’est passé si la communauté internationale veut réagir correctement la prochaine fois qu’elle prend conscience d’un tel spasme de violence de masse. »
Dans cette phrase, Onana aborde le jugement erroné porté contre les travaux universitaires menés par les universitaires américains Stam et Davenport, qui ont révélé des niveaux complexes de modèles de violence sur le terrain. En bref, ce que veut dire Onana ici, c’est que le terme négation du génocide ne devrait pas être utilisé comme une arme pour faire taire le débat scientifique.
Quant à la comparaison entre l'Holocauste et le génocide rwandais dans la phrase, Onana fait ici référence à l'analyse statistique réalisée par Stam et Davenport, qui ont souligné le peu de ressemblance entre les deux événements historiques. Selon eux:
« La métaphore la plus couramment invoquée pour décrire les violences rwandaises de 1994 est l’Holocauste. Ailleurs, nous avons suggéré que la guerre civile anglaise, la guerre civile grecque, la guerre civile chinoise ou la guerre civile russe pourraient être des comparaisons plus appropriées, car elles impliquaient toutes une combinaison de violence ethnique et de massacres aléatoires et de représailles qui peuvent se produire lorsque la société civile s’effondre complètement. En réalité, il est difficile de faire une comparaison faisant autorité alors que l’on ne sait pas exactement ce qui s’est passé pendant la guerre civile et le génocide rwandais. "
Stam et Davenport appellent également à des recherches plus approfondies dans ce domaine, car ils soulignent les nombreuses archives historiques encore inexploitées qui existent, selon leurs propres termes :
« Bien que notre compréhension ait beaucoup progressé depuis nos premiers jours à Kigali, il est difficile de ne pas voir une ironie dans la réalité actuelle : certaines des informations les plus importantes sur ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 ont été envoyées — par les autorités elles-mêmes responsables pour enquêter sur la violence et empêcher qu'elle ne se reproduise, au Rwanda et ailleurs – dans une prison isolée, où elle reste sans examen, comme un artefact dans la scène finale d'un film d'Indiana Jones. "
Citer les travaux de ces deux universitaires américains bien intentionnés et déplorer que leurs riches analyses soient inexploitées dans la recherche historique, ne peut en aucun cas être considéré comme une forme de négation du génocide.
(1) C'est moi qui souligne, comme de nombreux auteurs écrivent la version acceptée, la version conte de fées, la version dominante, la version institutionnalisée, mais selon les plaignants, ces termes sont des exemples de négation du génocide des Tutsis. Pendant le procès les plaignants ont accusé Onana de négationnisme pour avoir utilisé des termes tels que la tragédie rwandaise, les meurtres de masse, etc.
(2) C'est moi qui souligne car de nombreux témoins de la défense au procès ont corroboré ce fait.
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